"La chimie, c'est de la cuisine!" entend-on dire, parfois, de la bouche de ceux que l'empirisme apparent de cette discipline rebute. Tout autant remarquable est l'affirmation miroir : "la cuisine, c'est de la chimie". Fermons les yeux sur l'approximation épistémologique de la formule, qui mélange maladroitement activités techniques/artistiques et scientifiques, pour enchérir en affirmant que "la cuisine, c'est aussi de la physique"!
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D'ailleurs, Brillat-Savarin ne s'y était pas trompé : dans sa célèbre Physiologie du Goût[i], il définit la gastronomie comme étant "la connaissance raisonnée de tout ce qui a rapport à l'homme, en tant qu'il se nourrit", avant de souligner qu'elle "tient à l'histoire naturelle, par la classification qu'elle fait des substances alimentaires; à la physique, par l'examen de leurs compositions et de leurs qualités, à la chimie, par les diverses analyses et décompositions qu'elle leur fait subir". Oui, la maitrise de notre alimentation (et donc de la cuisine comme art d'apprêter les mets) fait autant appel à la physique qu'à la chimie ou la biologie (histoire naturelle). Prenons un exemple : quand vous faites une mayonnaise (figure 2), vous incorporez délicatement de l'huile versée en mince filet dans un jaune d'œuf (touillé à la cuillère, à la fourchette, au fouet - chacun sa technique - et additionné d'un peu de moutarde, vinaigre ou autre assaisonnement – chacun son goût). Le milieu s'épaissit en même temps que l'émulsion "prend", et, fait remarquable, plus vous ajoutez de liquide (huile), moins l'ensemble est liquide… ce qui n'est pas banal ! D'ailleurs, il arrive parfois que tout ne se passe pas comme prévu, et que le milieu reste désespérément liquide : vous avez alors concocté une mayonnaise… ratée, ce qui se rapproche en fait plus, d'un point de vue physique (oui, j'ai bien dit physique) d'une vinaigrette. |
Quelle différence entre les deux systèmes? Aucune différence chimique (les molécules sont strictement les mêmes dans les deux cas, le mélange mécanique ne détruisant ni ne créant de nouvelles liaisons covalentes), mais une différence fondamentale d'organisation de la matière[ii]: dans la mayonnaise réussie, l'huile est émulsionnée dans le peu d'eau provenant du jaune d'œuf, d'où la difficulté pour les gouttes d'huile de se déplacer, conférant à la mayonnaise (souvent associée à un fluide de Bingham) ses propriétés rhéologiques fascinantes (cf. figure 2, en bas à gauche); dans la mayonnaise ratée, l'eau du jaune d'œuf est émulsionnée dans l'huile, largement majoritaire, conférant à l'ensemble un caractère désespérément liquide malgré les efforts redoublés du piteux cuisinier (cf. figure 2, en bas à droite). Comment éviter cette fatale inversion d'émulsion? Laissons tomber tous les conseils aussi obscurs qu'hasardeux qui trainent dans les ouvrages ou blogs de culinaires, et selon lesquels il faudrait notamment travailler exclusivement avec un jaune d'œuf à température ambiante et toujours tourner dans le même sens et au même rythme. Plus raisonnablement, retenons le seul et unique conseil pertinent pour la mayonnaise: ajouter DOUCEMENT l'huile tout en remuant vigoureusement, pour lui laisser le temps de nourrir la phase dispersée. Après, le physicien ne manquera de se poser la question de la stabilité: à quel point une mayonnaise (réussie) est-elle stable? |
figure 2** |
L'huile étant moins dense que l'eau dans laquelle elle est dispersée, ce bon vieil Archimède nous rappelle en effet que nous devrions avoir du crémage. La prise en compte des forces de friction lors de la remontée des gouttes d'huile nous amène à la classique loi de Stokes qui nous donne une vitesse de migration v=2gr2(ρeau –ρhuile)/9η où l'on voit que, ne pouvant jouer ni sur g (accélération de la pesanteur), ni sur ρeau ou ρhuile (respectivement la masse volumique de l'eau et de l'huile) ni sur η (viscosité de cisaillement de l'eau), il ne nous reste que r (rayon des gouttelettes) comme paramètre ajustable, qu'il nous faut en l'occurrence minimiser tant que possible. D'où la nécessité de fouetter vigoureusement (pour fractionner au maximum l'huile) et de lutter contre la coalescence. Pour cela, il nous faut des tensioactifs : ça tombe bien, le jaune d'œuf est non seulement riche en phospholipides, mais également en protéines, que la composition en acides aminés hydrophiles pour certains et hydrophobes pour d'autres, rend naturellement amphiphiles !
Si la mayonnaise est un système digne d'intérêt pour le physicien, il en est de même de toutes les préparations qui remplissent les ouvrages culinaires. Ainsi, la meringue, qui commence par un foisonnement de blanc d'œuf, respecte à peu près les mêmes principes que la mayonnaise. Après tout, une mousse n'est guère différente d'une émulsion : au lieu de disperser une phase huileuse dans l'eau, on tente d'y disperser une phase gazeuse (image 1). Là encore, Stokes prévaut, et il nous faut donc battre vigoureusement (pour fractionner les bulles d'air), compter sur les tensioactifs présents (le blanc d'œuf est riche en protéine, tout va bien) et, paramètre d'action supplémentaire ici, jouer sur la viscosité de l'eau… en ajoutant du sucre!
"La découverte d'un mets nouveau fait plus pour le genre humain que la découverte d'une étoile" disait Brillat-Savarin. L'astrophysicien relativisera sans doute ces propos, mais aura tout intérêt à écouter les sages paroles, plus mesurées, de Nicholas Kurti, physicien célèbre notamment pour ses travaux sur basses températures : "I think it is a sad reflection on our civilization that while we can and do measure the temperature in the atmosphere of Venus we do not know what goes on inside our soufflés.”[iii]
Suivons donc son appel, et unissons-nos forces pour améliorer notre quotidien culinaire. La physique peut (et doit) nous aider dans cette délicieuse entreprise !
Christophe Lavelle est biophysicien au CNRS et formateur à l'ESPE pour la filière Hôtellerie-Restauration. Il travaille au sein du Muséum National d'Histoire Naturelle à Paris où il s'intéresse à la fois à la physique de l'ADN et aux Patrimoines Alimentaires. Il est co-responsable du GDR 3536 (http://gdradn.b325.net) et responsable du réseau GastroPlex (http://www.iscpif.fr/gastroplex). Contact: lavelle[a]mnhn.fr.
Légendes :
Image 1* : On dirait une mayonnaise… mais c'est une mousse de mangue (dispersion de bulles d'air dans un coulis de mangue, additionné de gélatine pour tenir le rôle de tensioactif).
Figure 2** : Partant d'un jaune d'œuf (émulsion "naturelle" d'huile dans l'eau), l'ajout d'huile peut conduire, selon l'habileté du manipulateur, soit à une mayonnaise "réussie" (émulsion d'huile dans l'eau; à gauche) soit à une mayonnaise "ratée" (émulsion inverse d'eau dans l'huile; à droite). La différence de rhéologie des deux systèmes est due au rapport inverse des volumes respectifs de la phase dispersée et de la phase continue.
Article posté le 03/03/2015